Elsa F. Quartet

samedi 11 février 2023

Elsa FAVIER : chant
Nicolas ALMOSNI : accordéon
Paul de ROBILLARD : guitare
Maéva GRUNWALD-RODES : contrebasse

 

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Photos : Valérie CARREAU


  
Vidéos : Frédéric DREVET

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Elsa. F Quartet, l’amour scat

« Tu prends une chanson populaire, connue, et tu la tords, tu "l’extens", tu la fais tienne, tu y ajoutes de l’improvisation, tu en fais quelque chose d’autre. » Ce manifeste pragmatiste rapporté par André Minvielle provient du fameux Archie Shepp… Une ambition semblable conduit quatre jeunes gens timides et tout de noir vêtus sur scène, à venir pour la première fois jouer à la Cave du Jazz. « Travailler » , selon le dire de la chanteuse (et sociologue) Elsa Favier, les grands morceaux du répertoire français, voilà le projet. La chanson réaliste, proposée par le Elsa F. quartet, courant sur un siècle entier, accompagnée de Java, de Musette et de Tango, est donc le bienveillant cheval de Troie au beau milieu duquel s’incorpore adroitement le Jazz de l’improvisation vocale et instrumentale.
Dedans cette jolie manœuvre d'infiltration, on s’enrichit par contraste et contiguïté plutôt que par mixage. Le cadeau n’est pas un piège mais une contrebande. Et en passant par la bande comme par détournement, on s’oriente de préférence vers le bout à bout cinématographique, le collage, la mosaïque, la juxtaposition des touches. Le recouvrement et la transparence sont pour ainsi dire délaissés. Aussi nous évoquons (pacifiquement) le ventre du satyre Marsyas écorché par Apollon pour augurer d’une sorte de concours musical. Confrontation des genres plutôt que mélange, elle produit de l’inattendu. La proximité crée ainsi pour chacun des modes artistiques un effet stupéfiant de révélation. Nous découvrons les langages bruts du scat et de la glossolalie mais aussi une appréhension inédite du sens au sein du réalisme des mots intelligibles. Mitoyens, ils profitent par comparaison d’une fraîcheur retrouvée. C’est un si bel étonnement de comprendre ! « Dans mon logis il y a de la place pour deux ! » clame la chanson. Selon la formule d’Edouard Glissant, nous en bénéficions par créolisation plutôt que métissage, selon celle d’André Minvielle par syncrétisme laïque c’est-à-dire par association des apports culturels, par altérité et mémorisation. C’est l’expérimental et le populaire associés ; un moment double, point de rupture de deux modes se côtoyant ; l’abstrait et la figuration, l’émotion et le sens, l’écrit et l’oral, l’interprété et l’improvisé mais aussi au creux des genres ; la fantaisie et le drame, le gai et le mélancolique, l’expression et la suggestion, le sentimental et l’érotisme. Contrebalancement jusque chez la jeune interprète de Marie Dubas, qui nous apparaît comme son exact contraire ! Ange brun à l’élégante ascèse, Elsa Favier, si elle reprend chez son ancienne consœur aux cordes vocales défaillantes les différents registres et facettes du music-hall, ne danse jamais, ne mime pas, ne caricature pas, ne se déhanche pas non plus de façon outrancière. Rien de démonstratif chez elle. On pourrait inverser en paraphrasant le propos d’un admirateur de Marie Dubas « Avec elle c’est le sujet qui compte, le texte et la musique ne s’effacent pas. On regarde peu Elsa Favier, on l’écoute, c’est déjà beaucoup ! »

Cependant elle saura, par une force qui va, flirtant avec l’inconscience, être vive et expressive. Ainsi l’exemplaire Valse des fleurs fanées de Jean-Louis Descamps, s’entend très franchement comme un programme esthétique, un patchwork imposant d’abord sa poésie sonore doucement concrète, imperceptiblement bruitiste, poursuivit par un scat propulseur d’émotion, mué ensuite en un haut fredonnement mélodieux. Viendra alors la chanson proprement dite, mâtinée de nostalgie vintage remise au goût du jour et encore entrecoupées de soli instrumentaux qui nous ferons méditer. Le musicien parle-t-il via son instrument puisqu’on admet que le scat en est un par sa voix? Suivant les morceaux, le scat d’Elsa Favier est pourtant toujours changeant et renouvelé : il est, chez la chanteuse, quasiment psychophonique comme le qualifieraient les anciens spiritistes qui considéreraient le fait de parler étrangement comme une intelligence extérieure au médium lui même. Néanmoins, tripale et tribale - c’est-à-dire conformément à soi, de l’enfance à l’âge adulte, ou propre à une communauté - nous choisirions avec plus de conformité le choix de l’intériorité si la variété des glossolalies d’Elsa Favier ne supposait pas une réflexion et une distance face à l’intime. Elle supporte une sorte de saine dissociation de la personnalité puisque en constante adaptation sensible même à cappella. En détournant longuement Egyptian fantasy de Sidney Bechet la moderne chansonnière aux onomatopées rythmiques, laisse ainsi place à une éloquente polyphonie : poète primitive elle laisse à entendre des sonorités qui outrepassent le jazz vocal connu, sans jamais rien violenter. Pour notre gouverne la glossolalie, ici, est encore ludique ! Elle ne nous fera pas oublier, toutefois, ses racines spirituelles ou ses conséquences néfastes et délirantes. Logorrhée et langue des anges, le chrétien Paul de Tarse en fit lui-même référence. Trop souvent ininterprétable, elle fût pour lui inférieure à la prophétie. Pour lui, une flamme surplomba chacun des apôtres regroupés en une langue commune incompréhensible.

À contrario, la poésie expérimentale se retranscrit et suppose, individuellement, mémorisation et répétition. Cependant son histoire s’inscrit aussi en parallèle à l’Art Premier, l’Art brut, les découvertes de la lallation, par exemple l’étude du cri primal. On leur ajoutera le sabir commercial aux accents territoriaux, les langues étrangères non traduites, l’espagnol ici, du chanteur de tango argentin Astor Piazzolla, mais aussi l’identification d’un dialecte régional, l’occitan très certainement, et par conséquence, fidèlement réinterprété avec une dextérité dans la diction impressionnante, la « Vocalchimie » d’André Minvielle. La mémorisation est-elle encore orale ou basée maintenant sur l’écriture ? On ne le sait plus ! Langue véhiculaire ou vernaculaire ? Aucune idée ! Le parlé est vif, haché, funambulesque car au seuil de l’incompréhension. Brusquement ensuite, l’habitude est prise dorénavant, la chanson traditionnelle reconquiert ses droits mélodiques avec ses glissements de sens au réalisme assumé, ses jeux de mots, ses affolements des vers successifs. « Rimons, rimons tous les deux, même s’ils ne sont pas riches, arrimons-nous on s’en fiche, rimons belle dame, rimons jusqu’à l’âme » de Paul Misraki appelle « la rime sans raison de ton cœur » de Michel Legrand. La chanson populaire, à sa manière, décrit son propre dérèglement des sens.

Dans ces jeux de mémorisation, d’écriture et de fouilles toutes premières, du babil de l’enfance retrouvée à l’immédiate et rauque sensualité du corps, sommes-nous au-delà ou en deçà des mots ? Seule la Valse des fleurs fanées sera excusée, car elle fût lue pendant le concert ! Mais après tout, les musiciens du Elsa F. quartet, quand la glossolalie opère son charme étrange, se concentrent eux même sur leurs partitions... Rien ne hiérarchise pourtant. Tout se coud par l’aiguille d’une tranquille transgression. Le théâtre opératoire ? Le fil d’Ariane ? Le ciel nocturne de l’amour sous toutes ses formes. « Une étoile brille au fond de l’étang pour les amoureux » de Paul Misraki jouxte « l’amour nous jetait des étoiles au passage, Barcelone... » de Boris Vian ou encore « Alors ils se mouchent dans les étoiles, et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles » de Jacques Brel. Le scat et la glossolalie expulsait la pulsion, privilégiait l’émotion sur le sens, la poésie simple de la chanson réaliste, quant à elle, figurent les manques stupéfiants, les plaisirs et les affres extatiques des rapports amoureux. C’est l’amour vache, tout comme le sensible était scat ! Sans doute les mots, les bruits sont notés et appris mais en se rêvant sauvagement autodidactes. Est-ce que l’amour se grave au marteau dans le marbre, se trace au stylet dans la cire ? Les chansons peuvent nous le faire croire. « Tu sais ce que disent les chansons, eh bien tout est vrai ! » soutient l’actrice de cinéma. Le monde est toujours déjà « écrit » lui rétorquerait le philosophe. De même peut être le langage des anges.
Soliloque musical, récital poétique accompagné de musiciens talentueux, à l’écoute les uns des autres, Nicolas Almosni à l’accordéon, Paul de Robillard à la guitare et Maéva Grunwald-Rodes à la contrebasse apparentent leur musique à une évidente qualité d’ambiance, un écrin aux arrangements actualisés plutôt que des élans significatifs. Ni tirer la couverture à soi, ni interpréter fidèlement, mais accompagner la souplesse du répertoire, les infinis possibles de l’oralité au dedans de cultures choisies – la prononciation anglophone est par exemple étonnamment proscrite. De la mobilité du registre (La bicyclette de Francis Lai débutant le concert quand Amsterdam de Jacques Brel le termine) à la mobilité de genre. Des thèses universitaires (La féminité chez les énarques et Se forger un corps désirable dans le pouvoir) à « la morsure du lobe de l’oreille de l’amant » et l’ironique misandrie du Petit bonhomme d’Anne Sylvestre, quel portrait se trame au féminin en sa pudique indiscrétion ? Oui, la doctorante se livre, éructe comme elle fredonne, en perdant savamment ses mots - syllabes arbitraires du sentiment, onomatopées du cœur - rendus encore plus harmonieux quand, retrouvés et intelligibles, ils traitent encore de l’éternel amour.

Cyril Durand, le 18 Février 2023
(adieu.maldone@gmail.com)

 

Éclaireur du 01 mars 2023

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