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Photos : Valérie CARREAU
Vidéos : Frédéric DREVET
Elsa. F Quartet, l’amour scat « Tu prends une chanson populaire, connue, et tu la tords, tu "l’extens", tu la fais tienne, tu y ajoutes de l’improvisation, tu en fais quelque chose d’autre. » Ce manifeste pragmatiste rapporté par André Minvielle provient du fameux Archie Shepp… Une ambition semblable conduit quatre jeunes gens timides et tout de noir vêtus sur scène, à venir pour la première fois jouer à la Cave du Jazz. « Travailler » , selon le dire de la chanteuse (et sociologue) Elsa Favier, les grands morceaux du répertoire français, voilà le projet. La chanson réaliste, proposée par le Elsa F. quartet, courant sur un siècle entier, accompagnée de Java, de Musette et de Tango, est donc le bienveillant cheval de Troie au beau milieu duquel s’incorpore adroitement le Jazz de l’improvisation vocale et instrumentale. Cependant elle saura, par une force qui va, flirtant avec l’inconscience, être vive et expressive. Ainsi l’exemplaire Valse des fleurs fanées de Jean-Louis Descamps, s’entend très franchement comme un programme esthétique, un patchwork imposant d’abord sa poésie sonore doucement concrète, imperceptiblement bruitiste, poursuivit par un scat propulseur d’émotion, mué ensuite en un haut fredonnement mélodieux. Viendra alors la chanson proprement dite, mâtinée de nostalgie vintage remise au goût du jour et encore entrecoupées de soli instrumentaux qui nous ferons méditer. Le musicien parle-t-il via son instrument puisqu’on admet que le scat en est un par sa voix? Suivant les morceaux, le scat d’Elsa Favier est pourtant toujours changeant et renouvelé : il est, chez la chanteuse, quasiment psychophonique comme le qualifieraient les anciens spiritistes qui considéreraient le fait de parler étrangement comme une intelligence extérieure au médium lui même. Néanmoins, tripale et tribale - c’est-à-dire conformément à soi, de l’enfance à l’âge adulte, ou propre à une communauté - nous choisirions avec plus de conformité le choix de l’intériorité si la variété des glossolalies d’Elsa Favier ne supposait pas une réflexion et une distance face à l’intime. Elle supporte une sorte de saine dissociation de la personnalité puisque en constante adaptation sensible même à cappella. En détournant longuement Egyptian fantasy de Sidney Bechet la moderne chansonnière aux onomatopées rythmiques, laisse ainsi place à une éloquente polyphonie : poète primitive elle laisse à entendre des sonorités qui outrepassent le jazz vocal connu, sans jamais rien violenter. Pour notre gouverne la glossolalie, ici, est encore ludique ! Elle ne nous fera pas oublier, toutefois, ses racines spirituelles ou ses conséquences néfastes et délirantes. Logorrhée et langue des anges, le chrétien Paul de Tarse en fit lui-même référence. Trop souvent ininterprétable, elle fût pour lui inférieure à la prophétie. Pour lui, une flamme surplomba chacun des apôtres regroupés en une langue commune incompréhensible. À contrario, la poésie expérimentale se retranscrit et suppose, individuellement, mémorisation et répétition. Cependant son histoire s’inscrit aussi en parallèle à l’Art Premier, l’Art brut, les découvertes de la lallation, par exemple l’étude du cri primal. On leur ajoutera le sabir commercial aux accents territoriaux, les langues étrangères non traduites, l’espagnol ici, du chanteur de tango argentin Astor Piazzolla, mais aussi l’identification d’un dialecte régional, l’occitan très certainement, et par conséquence, fidèlement réinterprété avec une dextérité dans la diction impressionnante, la « Vocalchimie » d’André Minvielle. La mémorisation est-elle encore orale ou basée maintenant sur l’écriture ? On ne le sait plus ! Langue véhiculaire ou vernaculaire ? Aucune idée ! Le parlé est vif, haché, funambulesque car au seuil de l’incompréhension. Brusquement ensuite, l’habitude est prise dorénavant, la chanson traditionnelle reconquiert ses droits mélodiques avec ses glissements de sens au réalisme assumé, ses jeux de mots, ses affolements des vers successifs. « Rimons, rimons tous les deux, même s’ils ne sont pas riches, arrimons-nous on s’en fiche, rimons belle dame, rimons jusqu’à l’âme » de Paul Misraki appelle « la rime sans raison de ton cœur » de Michel Legrand. La chanson populaire, à sa manière, décrit son propre dérèglement des sens. Dans ces jeux de mémorisation, d’écriture et de fouilles toutes premières, du babil de l’enfance retrouvée à l’immédiate et rauque sensualité du corps, sommes-nous au-delà ou en deçà des mots ? Seule la Valse des fleurs fanées sera excusée, car elle fût lue pendant le concert ! Mais après tout, les musiciens du Elsa F. quartet, quand la glossolalie opère son charme étrange, se concentrent eux même sur leurs partitions... Rien ne hiérarchise pourtant. Tout se coud par l’aiguille d’une tranquille transgression. Le théâtre opératoire ? Le fil d’Ariane ? Le ciel nocturne de l’amour sous toutes ses formes. « Une étoile brille au fond de l’étang pour les amoureux » de Paul Misraki jouxte « l’amour nous jetait des étoiles au passage, Barcelone... » de Boris Vian ou encore « Alors ils se mouchent dans les étoiles, et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles » de Jacques Brel. Le scat et la glossolalie expulsait la pulsion, privilégiait l’émotion sur le sens, la poésie simple de la chanson réaliste, quant à elle, figurent les manques stupéfiants, les plaisirs et les affres extatiques des rapports amoureux. C’est l’amour vache, tout comme le sensible était scat ! Sans doute les mots, les bruits sont notés et appris mais en se rêvant sauvagement autodidactes. Est-ce que l’amour se grave au marteau dans le marbre, se trace au stylet dans la cire ? Les chansons peuvent nous le faire croire. « Tu sais ce que disent les chansons, eh bien tout est vrai ! » soutient l’actrice de cinéma. Le monde est toujours déjà « écrit » lui rétorquerait le philosophe. De même peut être le langage des anges. Cyril Durand, le 18 Février 2023 |
Éclaireur du 01 mars 2023
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