Soñadero
le samedi 23 mars 2023

Paul de ROBILLARD : guitare électrique, compositions
Henri PEYROUS : Saxophones, clarinette
Elaine BEAUMONT : Contrebasse
Eloan HABER : Percussions
Samy BABIKER : Batterie

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Presse

 




Photos : Valérie CARREAU

Vidéo : Jean-Michel MOREAU

L’utilité publique

(Le songe revigorant de Soñadero)

(…) Que d’attendre ainsi, et que faire jusque-là et que dire,
Je ne sais, et pourquoi des poètes en ce temps d’indigence.
Mais ils sont, dis-tu, tels les prêtres sacrés du dieu du vin,
Ceux qui de pays en pays traçaient dans la nuit sacrée (…)

Hölderlin, Pain et vin, 1800

Advenir et par deux fois, coup sur coup ! Le concert d’Elsa F. quartet à peine achevé, son guitariste Paul de Robillard nous revient à la Cave du Jazz avec Soñadero, un autre de ses beaux projets. Double semble être sa manière de se manifester au monde. Agir deux fois. Répéter afin de mieux comprendre. Il prévient pourtant dès son arrivée : « ce ne sera pas du tout pareil ! ».

Mais non… Il y a du pareil au même dans cette venue en deux temps. Déjà, Elsa F. quartet nous laissa entrevoir magnifiquement une démarche, comme un système : la contrebande d’un genre musical par un autre. La chanson d’amour attenante à la Poésie expérimentale. Le choix de leur juxtaposition immédiate, métissage en contraste des deux modes, chacun valorisant l’autre. De même chez Soñadero. Identique sera l’inclusion en poupée russe des deux composants : sans hiérarchie pourtant, avec un respect infini des deux genres, le boléro traditionnel par exemple côtoyant au plus prêt la vertigineuse déraison du Free Jazz.

C’est pourtant bien par le Latin Jazz que se définit Soñadero. Mais de la même manière qu’Albert Ayler incluait en rupture la fanfare New-Orleans à son Free Jazz. Le projet sera donc d’être à Cuba ce qu’Albert Ayler était au New-Orleans, avec autant de respect pour l’apport du genre. La justesse sonore s’impose, d’évidence. A ce dualisme infiniment ténu et équilibré, il lui faut cette pertinence passant par la sincérité du propos, son authenticité obligée. Ainsi, à l’instar d’un Omar Sosa proclamant chercher un « message » musical en Afrique, le groupe se rendit à Cuba l’année dernière. On en saura pas plus sur la relation de ces franciliens de Montreux sur la culture sud-américaine à laquelle ils n’hésitent pas à s’identifier. On se rappellera les propos et la dénomination même du groupe de Marc Ribot et ses Cubanos postizos en 1998, jouant à New-York devant des Cubains hilares. Mais ici, pas d’excuses distantes, de justifications ou de mise en garde. On va à Cuba, on joue Cuba et avec une très grande générosité. Aussi le quintet étonnera par sa profusion, sa prolixité, sa propension à jouer. Arriver en avance, jouer quasiment un set entier pour régler les balances, jouer encore lumières allumées pendant l’arrivée des spectateurs, revenir au second set insoucieux de formaliser même la pénombre de l’évènement. Et sourire simplement quand on leur indique cette spécificité. Voilà une humble posture qui trahit le plaisir mais aussi l’humour. Jouer beaucoup, jouir beaucoup. Le public y adhérera d’autant mieux qu’elle marque aussi un univers.

Au commencement est l’accordage. Depuis cette studieuse confusion, que le groupe tient à faire sur scène et à insérer au spectacle, émergera le tropicalisme de la percussion imageant instantanément la Caraïbe, ses paysages, sa ruralité. Un moment typique ressemblera à ce début de concert : le triptyque Sol del balcon - Turbulence - Nu-yorican s’érige comme un véritable manifeste esthétique replaçant chaque élément dans son creuset alchimique. Par ses trois morceaux pyramidaux, Soñadero déploie son équilibre et impose sa formule. Le groupe se pense en effet musicalement autour d’une clave immuable, en imaginant la composition à partir de son rythme latin. La rythmique fait d’ailleurs partie de celle-ci, au même titre que l’harmonie et la mélodie - sans échelle de valeurs. Puis, dans un second temps, la guitare rythmique nous emmène loin de la pastorale sud-américaine, vers l’urbanité surprenante d’un monde moderne. Le saxophoniste localise ensuite : il s’agit bien, dans le placement de la mélodie, de la pulsation new-yorkaise avec sa façon particulière d’allier silence et note jouée. Puis le groupe isole une partie de cette mélodie, proprement cubaine, dans une boucle scandée par les chants provoquant la transe, main douce mais durablement tenue, point de fixation dont le groupe a besoin pour libérer la plus belle esthétique de la politique qui a pour nom Free Jazz.

Paul de Robillard, le guitariste, se révélera alors leader quand il choisira d’accompagner le percussionniste et rester dans la logique latine du morceau, ou bien le saxophoniste au Jazz audacieux et ainsi se mettre, par un choix radical, hors harmonie. Quitte à tout surpasser, en bout de course, par un glissando de saturation, point d’orgue paroxysmique. On songe alors à Sonny Sharrock dans son album Black woman de 1969 et la masse sonore qu’il réussissait à instaurer sur un morceau entier. Plus d’accompagnateurs, tout le monde dialogue. Cette chute sonore infinie du glissando est, ici, le signal d’une volonté ou non de casser l’harmonie et le rythme. Ce choix c’est la liberté de jouer ce que l’on veut, jouer Blues, Funk, suivre la grille ou pas. C’est la seule définition, libertaire, du Free. C’est d’ailleurs quand il se fait soliste, que le guitariste nous montre par une succession de chromatismes, marquage acquis de la modernité, qu’il va choisir de sortir de la tonalité. Le plus haut aboutissement de celui-ci étant d’être pensé en mélodie. Mais, étonnamment, il outrepasse ce mode chromatique parfois convenu pour installer un royaume, celui du Free Jazz. Ici la nervosité du dialogue fera notes. Pour revenir à nouveau au chromatisme, recréant de facto un système harmonique en se réappropriant la gamme.

Jouer ainsi à la cave du Jazz est courageux. On ne mesure pas cette joie stupéfiante
d’écouter cette résurgence du Free Jazz comme une toute première fois, comme un nouvel avènement provenu des lointaines années 60. C’est pourtant une gageure économique pour des musiciens professionnels de jouer Free en 2023 et cela fonctionne car, sans pose ni posture, tout est naturel. Leur proposition est remarquable et majestueuse parce qu’elle n’est pas feinte.

Quel remède alors ! Purgation. Apaisement des passions violentes. Catharsis et abréaction. Fantasme sorcier. Cure médicinale. C’est néanmoins à une autre santé auquel je pense, plus simple et apaisante. Le pouvoir thérapeutique de l'Art est évoqué depuis la nuit des temps. Pourtant l’idée de mettre son expression au service du bien-être est certainement dévalorisant. Méthodes de travail, marches à suivre, recettes de cuisine, tout ce qui semble phagocyter le talent. L’Art s’engage-t-il à devoir un résultat ? Soñadero, rêveur en français, fait la proposition d’une forte intention guérissante avec une aisance pacifique désarmante. Leur volonté magicienne est de faire du bien en temps de désarroi moral, de morne indigence. Et de me souvenir d’Hölderlin posant la question, depuis deux siècles tragiques : « Que d’attendre ainsi, et que faire jusque-là et que dire/ Je ne sais, et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Détourné des Dieux, la tâche du poète consiste à entrer dans ce temps de misère et à s’en faire l’écho. On lui supposera une discrète utilité dans l’inconscient de l’Histoire. L’art est donc bien précieux à notre époque. Nécessaire bien plus encore à notre vie intérieure, à la complexion si fragile de notre personne. Sages par la mitoyenneté de leur âge, les membres de Soñadero, poètes prophètes de nos temps tristes, semblent requérir la grande santé. Je serais tenté de percevoir dans la réussite de leur concert une véritable séance bienfaisante. Avec eux, sera joint l’utile et l’agréable ! Ainsi on inversera la proposition : l’art n’est pas une thérapie, c’est par sa haute qualité que l’on devine une stratégie thaumaturgique.

Avec le morceau calme et posé nommé Cacochyme, Soñadero interpelle en riant un public senior sur le sens de ce mot désuet. La grande santé se moque facilement d’elle-même et de sa réelle vigueur dès qu’elle calme un peu le jeu. Les auditeurs ne s’en formaliseront pas, et fêteront la force du conatus de Soñadero en participant eux-même à cette belle et résistante persévérance. De mon point de vue, au sein du latin Jazz, le quintet nous propose donc un possible renouveau du Free Jazz et, sans péremption, l’étendard levé de la sanité, conquise mais toujours remise en jeu. Savent-ils vraiment tout le bien qu’ils font ? Si cette magie est préméditée alors il suffira chaudement de les remercier car,résurrecteurs inconscients de nos destinées inquiètes, ils seront vite d’utilité publique.

Cyril Durand, le 31 Mars 2023

(adieu.maldone@gmail.com)


 


Éclaireur du Gâtinais (05 avril 2023)

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