Henri TEXIER Trio

Vendredi 20 octobre 2023

Henri TEXIER : contrebasse
Sébastien TEXIER : sax & clarinette
Gautier GARRIGUE : batterie

Qui sont-ils ?
 
Vidéo
C'était comment ?
 


Photos : Valérie CARREAU





Vidéos : Jean-Michel MOREAU

Henri Texier trio, au confin de l’indien

« J’allume le feu et le bonheur du feu »
Franz Bartelt

Non content d’avoir offert par deux fois, à Lorrez-le-boccage, parmi les meilleurs concerts de ces cinq dernières années, le messager Sébastien Texier se meut cette fois en médiateur efficace et nous revient aujourd’hui en miraculeuse compagnie. Il concrétise la venue de son père, l’illustre Henri Texier ! Comme une fleur de chair offerte pour cadeau, comme la plume exotique épinglée à notre chapeau. Ils nous viennent de front, comme on apparaît, sans que nous arrivions trop à le croire. Le batteur Gautier Garrigue rejoindra cette légende du Jazz français pour reconstituer un trio né du confinement. La Cave du Jazz y trouve un surréaliste aboutissement, si risquée et aventureux à son échelle, l’invraisemblable couronnement de trente années de modeste pratique.

Invité à participer maintenant au Henri Texier trio, Sébastien Texier poursuit d’une certaine façon son départage de l’introspection et de l’évocation du combat politique qui était déjà, dans ses projets antérieurs, son empreinte personnelle. Hier elle nous enchanta, aujourd’hui elle se révèle une transmission atavique, la filiation d’un mode de création similaire à son père. En effet, comme son fils inclinant coups sur coups à thématiser ses albums et ses performances sous les sceaux de rêveurs et voyageurs se métamorphosant en combattants des droits civiques, Henri Texier publiait, avant notre concert, deux albums conceptuellement contrastés, comme de couleurs complémentaires. L’un en 2022, issu de son expérience du confinement, Heteroklite Lockdown, et un autre cette année, An Indian's Life qui nous rappelle, après la survie virale, au souvenir tenace de la cause amérindienne du An Indian's Week de 1993. D’abord on prend acte des temps maladifs du moment, et on profite existentiellement de cette réclusion forcée pour mieux enfoncer le clou d’un engagement permanent. Se redécouvrir par l’isolement, lutter sanitairement afin de mieux se fidéliser aux causes personnelles, puis faire émerger celles plus lointaines, devenues elles, intemporelles. La lutte contre le Covid côtoie la guerre identitaire qui y puise son influx. Ce balancier stabilisant les plateaux de l’intime et du politique, les confins de l’indianité, nourrira ce concert-évènement de toute sa dense tension.

Un quintet et un septet constituaient les deux albums studio. Sur scène, la formation s’allège en trio. À l’intime. Un saxophone, une contrebasse et une batterie. Deux instruments harmoniques, un instrument rythmique. Et pour cause, chaque corps humain a sa fréquence harmonique propre, pour le père et le fils sans doute si proches, quasiment similaires à l’unisson. Il s’agira, depuis la vérité réduite à la scène et la véracité des routes parcourues quotidiennement, de perdurer et de n’en rien troubler. Aussi l’instrument rythmique n’altérera pas l’harmonie mais apportera au contraire à cet unisson familial l’intensité qu’elle souhaite atteindre. Car la batterie, comme une pluie battante, ne fait pas que toquer au carreau de la fenêtre du Covid, elle est l’essentiel vecteur de ce duo naturel. Jamais on ne pressentait dans la forme classique du trio, un dispositif aussi judicieux pour pleinement s’approcher, évoluer de concert.

Malgré son envergure le trio souhaite pourtant la scène dans une pénombre inhabituelle. Évoluer dans une humble intériorité est préférable à s’aveugler. Une discrète luminosité sécrète une authentique bulle d’intimité qui serait ordinairement attribuée à l’être aimé. Un possible îlot du sentiment s’invente alors. Un ensemble partagé. Henri Texier est tout simplement disponible ; à ses musiciens, au public attentif, et à sa propre musique. C’est la clé d’accès qu’il nous offre pour entrevoir le haut degré de conversation qu’il engage avec lui-même. C’est magistral.
Dans What is this thing called love, comme tout au long du concert, on l’y découvre autant musicien que public, bienveillant spectateur aux élancements virevoltants du saxophone comme à l’ardeur du solo de batterie, qu’il ponctue tous deux de sourires magnifiques. Ces marques de satisfaction décèlent l’allégresse dans l’intimité, le secret et le caché rendus joyeux, la musique intellectuelle reprend les canons de la fête. Henri Texier a la culture swing en lui.
Que pourrait alors inquiéter la santé insubmersible du vénérable pionnier ? Rien. Dans ce morceau actualisé de 7 minutes, on ressent une aisance incroyable dans le up tempo, véritable gageure pour presque 80 ans. Mais la rythmique n’est pas sa seule virtuosité. Dès Apache woman, embrassant avec brio les identités originellement dissociées des assises rythmique, mélodique et harmonique de la contrebasse, il impose d’une main de maître son refus dynamique de toute forme de choix et indique comment il sut faire évoluer de façon transcendante son instrument, atteignant aujourd’hui une esthétique reconnaissable de tous.

Au contraire d’un étrange Round about midnight, au saxophone très sage, désireux sans doute de polir la radicalité de l’oeuvre originale de Thelonious Monk. De même que la contrebasse, ici étonnement physique. Mais le up tempo ouvre des perspectives. Ainsi du clin d’oeil walking bass, hommage très directement adressé à Charles Mingus, marquage et signe fort pourtant usuel du Jazz classique, mais aussi bien loin des motifs d’inspirations africaines que l’on retrouvera plus généreusement durant le concert et jouées jadis avec son ami Louis Sclavis. Dans Mingus love call on se maintient donc dans une mosaïque de Bebop, de Post-Bop alternés de Blues ; avant que Fertile danse n’advienne... C’est le signal, la rupture tant attendue ! Survient l’acmé Free ! Ce moment d’énergie qui rend possible la plus immédiate des communions avec son public ! Qui lui sera rendu d’ailleurs au final du morceau par de nombreuses acclamations ! Ici l’inspiration s’exige la plus haute afin de se répondre. Et puis cette vérité ultime presque allègre, sans aucune ironie, s’affirme enfin comme un manifeste : le Free Jazz est Danse !

Après une telle apogée, Henri Texier renoue immédiatement dans Besame mucho à la pulsation intérieure, à cette sorte de célébration de la conversation soutenue qu’il entretient avec lui-même. La gravité écarte toutefois la mélancolie par le bonheur qu’il a de jouer. Le consciencieux n’empêche pas la joie. Dans la solennité, qui est le respect donné au public comme le respect donné à soi-même, réside tout le sérieux qu’il attache mettre à son jeu mais aussi la jubilation qu’il procure. Face au saisissement de l’intime, ce dépouillement des artifices musicaux trop souvent entendus ailleurs, émeut. On atteint de fait la vérité qu’on souhaite atteindre, son soi authentique, son sujet. En témoin mimétique de cette mise à nue, tel Diogène dédaignant son bol d’eau à la vue des paumes jointes de l’enfant, le batteur abandonne alors ses baguettes. La paume de sa main nue frappe la peau du tambour comme on se débarrasse de vêtements superflus et accompagne, discrète latence, la vérité en acte.
À l’exemple du peintre Arnulf Rainer qui, griffonnant de la main sur la photocopie d’un paysage de Victor Hugo représentant un rocher, entoure ce motif encore lisse par d’insignifiantes éraflures, de griffures quasiment invisibles. Endurant, il révèle comme une profondeur du bloc auparavant plane. Du geste anodin provient la dimension, l’illusion du relief, l’étonnant que l’on n’escomptait pas. Par le Henri Texier trio j’aimerais faire l’éloge de ces mains jumelles.

Le batteur était déjà, par sa vivacité, le vecteur du duo mélodique. Il devient duo lui-même quand, sa main nue accompagnant doucement la part dévoilée de l’intime, il est cette fois associée au saxophone sans vibrato ni effets de Sébastien Texier. Ils sont tous deux les peintres du roc Henri Texier. C’est un don d’ubiquité pour un même musicien d’initier des paires au dedans du trio. Simultanéité des désirs mimétiques : tout le monde se construit dans ces dialogues en triangle. Henri Texier lui-même fera se reconnaître les deux jeunes musiciens par son histoire musicale sans cesse remise en jeu, sur scène, soir après soir. Aussi, souvent ses bras ambidextres s’écartent simultanément pour présenter sans hiérarchie aucune, son fils Sébastien Texier et l’ami batteur Gautier Garrigue. Des deux il interchangera enfin malicieusement les prénoms pour mieux les lier dans un même remerciement.

Aménité au monde qui s’amorça dès l’exigeant travail des balances. Pour ce faire il s’assoit en plein milieu de salle : le respect du contrebassiste au son entendu par le public est infini, même pour quelques 115 personnes. Sa précision impressionne. Il me rappelle au même vocabulaire synesthésique du sourcilleux Paul Cézanne, ce que serait absolument au bout du compte « odorer presque la Peinture ». Ainsi il poursuit le champ lexical du peintre ; les réverbes sont « sèches » ou « sombres ». Le niveau d’excellence est haut vraiment, ce qui n’empêche en rien la bienveillance. Enjouée elle perdure d’ailleurs jusqu’au dîner d’avant concert dans lequel on remarque une nostalgie qui a défaut d’être palpable est infiniment légère. Indécelable comme l’inframince du provocateur Marcel Duchamp qui définissait l’imperceptible en imaginant l’odeur double d’une volute de fumée de tabac épousée à l’haleine. « Ça fait bien longtemps maintenant que le Jazz ne sait plus s’amuser... » soupire bonhomme Henri Texier devant une bouteille d’eau gazeuse et de dater ce pénible puritanisme aux années 80, avant d’en appeler à la biographie de Keith Richard et dire tout le bien qu’il pense de Mick Jagger. Son batteur lui rétorquera dans une douce radicalité que lui, se refuse au rock. Henri Texier garde néanmoins sa verve pour aiguillonner l’élue régionale sise à ses côtés, à propos des concerts en manque de subventions et la catastrophique politique des conservatoires procurant aux nombreux élèves un seul destin de professeur. Alors le regard bienveillant de Sébastien Texier deviendra sourire ; penché d’aise et l’oeil plissé, il ne pourra rien dissimuler du plaisir de cet échange. Connivence d’un fils, attablé devant lui quand sur scène il se tiendra debout et pénétré au saxophone alto - mais aussi à la clarinette pour le dernier morceau Cinecittà de sa composition, la sienne et comme la nôtre désormais car reconnue une seconde fois, après la venue de son précédent quartet. Par Cinecittà, la corde sensible achève de se tendre.

Pablo Picasso ne fut pas le seul à sabrer sa virtuosité pour la geste enfantine. C’est un principe propre à tout véritable artiste que de tordre ses facilités les plus évidentes. La maestria s’avère vaine lorsque vide elle ne s’acquitte de rien, ne sert à rien. Tout commence quand l’habileté achoppe à ce quelque chose à dire ou à montrer. La considération historique tire son origine de cette décision : cohérent et fidèle à moi-même, je me dois aussi d’être intéressant à mon époque. Devoir clarifier à bon escient mon art pour franchir un cap décisif m’est une obligation.
Un Mondrian - dont le Broadway Boogie-Woogie de 1942 fut le dernier tableau - plus tard un Philip Guston, ont transcendé la représentation du réel par une réduction ou une stylisation de celle-ci, radicalisant la modernité pour l’un, l’éloignant pour l’autre par la préférence d’une figuration aux influences considérées mineures. Abandonner le talent de représenter ce « qui est comme il est », rompre avec la transparente tentation de la vitre, c’est imposer l’opacité vitale du visible. Subjectivité certes mais vie inspirée : la suspension sans la chute. Les masses de Mark Rothko flottent au-dessus de l’abîme.
Tout comme ces artistes passés à la postérité par le rejet du bien faire afin de s’incarner en eux-mêmes, Henri Texier est confronté, pour perdurer, à ce choix qui met en jeu l’identité vigoureuse de son Art. Assouvie l’amitié élective des prestigieuses collaborations, il lui faut rompre avec la technicité virtuose des grands groupes pour accéder aux nouveaux choix. Une vie aura suffi à trouver l’évidence : ce sera son fils ! Par l’authenticité de cette élection sentimentale, qui plus est complétée d’un batteur à la peau neuve, cette douce mais forte rupture n’est donc certainement pas le signe d’une paisible retraite, mais au contraire par la courbure du virage engagé, ce pionnier redevient aujourd’hui le précurseur de l‘Histoire de son Art.

Cyril Durand, le 02 Novembre 2023
(adieu.maldone@gmail.com)



48783